Retour sur un sujet qui agite en ce moment la communauté des freelances.
Beaucoup de choses ont été dites : entre mythes et réalités, montages “optimisés” et véritables abus, il est temps de distinguer le vrai du faux en vous apportant notre décryptage.
De quoi parle-t-on exactement ?
Montage type visé par l’administration fiscale
- Le consultant trouve la mission et négocie son tarif avec un client français (client final ou ESN qui refacture à un client final).
- Il sollicite le promoteur d’un montage transfrontalier (Royaume-Uni, Maroc, Dubaï, Suisse, Luxembourg pour citer les plus utilisés) pour “optimiser” sa situation fiscale.
- Le consultant est salarié par une filiale française (société A généralement enregistrée comme une ESN) avec un salaire minimal (souvent proche du SMIC). Cette société A sert d’écran social et permet d’acquérir un minimum de droits au chômage après la mission.
- La société A facture le client, puis fait l’objet d’une refacturation de la majorité du flux par une maison mère étrangère (société B qui est une LLP britannique dans un schéma de portage FR-UK) via un contrat de sous-traitance ou un contrat de management fees.
- La société B étrangère capte ainsi la majeure partie du flux. Enfin, elle utilise son statut fiscalement transparent pour redistribuer directement le flux au consultant « associé ».
- Si le consultant est imposé dans le pays étranger, il demande un crédit fiscal à l’administration fiscale française au titre de la convention fiscale entre les deux pays.
👉 Au Royaume-Uni, une Limited Liability Partnership (LLP) est transparente fiscalement : elle ne paie pas d’impôt sur les sociétés. L’associé est imposé personnellement sur sa quote-part du bénéfice.
Quel est l’intérêt d’utiliser ce montage ?
Ce montage hybride est souvent présenté comme un « montage international d’optimisation ». Il combine un CDI minimal en France et un statut d’actionnaire dans une société étrangère (LLP britannique). La motivation derrière ce montage est d’échapper à l’impôt sur le revenu et aux cotisations sociales en France sur la part du flux remontée à l’étranger.
Sur le papier, le discours marketing semble séduisant et toujours le même : “Optimisez votre rendement net jusqu’à 70% de votre chiffre d’affaires, au-delà de ce qui est permis par le portage salarial classique.”
Mais, en réalité, cette pratique — dénoncée depuis longtemps par les sociétés de portage salarial — s’apparente davantage à une bombe à retardement qu’à une optimisation maîtrisée.
Pourquoi ça pose problème ?
Le problème est que la valeur est créée en France (missions exécutées par un résident français pour des clients français) et que le flux ne fait que remonter artificiellement à l’étranger.
La structure étrangère n’apporte souvent qu’une fonction de routine (refacturation, aide à la déclaration fiscale et redistribution du flux sous formes de dividendes) dans la chaîne de valeur.
C’est précisément ce cas de figure qui est visé par le dispositif anti-abus de l’article 155 A du Code Général des impôts.
Par ailleurs, ces montages ne posent pas seulement un problème fiscal : ils créent également un déséquilibre social. En se présentant comme associé d’une société étrangère, le consultant échappe aux cotisations sociales françaises tout en continuant à bénéficier de certains droits sociaux minimums (assurance chômage, retraite, protection maladie).
La position de l’administration fiscale : un tournant assumé
Après des années de tolérance, la DGFiP passe à l’action en septembre 2025 et cible dans une note directement et explicitement ces schémas d’interposition de portage transfrontalier.
Le fisc estime ainsi que si la structure étrangère n’apporte pas de valeur propre mais sert simplement d’écran pour capter le flux d’une activité exercée en France par un résident fiscal français, l’article 155 A du Code Général des Impôts (CGI) s’applique.
👉 Le ton de l’administration est particulièrement ferme. L’objectif est clair : mettre la pression sur les acteurs économiques pour que le marché s’assainisse de lui-même avant de mener une vague de redressements.
Analyse du fondement juridique de cette position : l’article 155 A du CGI
Il s’agit d’un dispositif anti-abus : lorsqu’un prestataire (le consultant) rend l’essentiel du service, mais que la rémunération est perçue par une personne interposée à l’étranger sans contrepartie réelle de cette dernière, la somme doit alors être imposée en France entre les mains du prestataire réel.
Ce dispositif nécessite plusieurs conditions :
- Territorialité : le dispositif s’applique si le prestataire réel a son domicile fiscal en France ou si les services sont rendus en France (même s’il est non-résident).
- Nature : le dispositif s’applique aux services (pas un revenu purement passif).
- Trois leviers sont également retenus par l’administration :
- La notion de contrôle (de droit ou de fait) du prestataire apparent étranger par le prestataire réel.
- La preuve non apportée d’une activité industrielle / commerciale prépondérante autre qu’une activité services.
- Un régime fiscal privilégié de l’entité étrangère.
Sur quelle jurisprudence s’appuie cette position ?
Ces dernières années, la jurisprudence a précisé les contours d’application de l’article 155 A du CGI.
Voici quelques décisions de référence qui illustrent sa logique d’application :
- CE, Piazza, 20 mars 2013 : l’article 155 A du CGI s’applique lorsque les services sont essentiellement rendus par la personne en France et que la facturation étrangère ne trouve aucune contrepartie réelle.
- CE, 9 mai 2019 : même si le montage repose sur des considérations économiques ou organisationnelles, l’administration peut “fragmenter” la rémunération et imposer en France la quote-part correspondant à l’activité exercée sur le territoire.
- CE, Aznavour, 28 mars 2008 : les conventions fiscales internationales (en l’occurrence franco-britannique et franco-suisse) ne font pas obstacle à l’application de l’article 155 A lorsque l’interposition est jugée artificielle.
Ces décisions montrent que le critère déterminant n’est ni la forme juridique du montage, ni le pays d’interposition, mais la réalité économique de la prestation et la localisation de la valeur créée.
Autrement dit : dès lors qu’un résident fiscal français exécute des missions en France pour des clients français, la facturation via une société étrangère ne suffit pas à le fiscaliser hors de France.
Quelles conséquences pour le contribuable ?
La position de la DGFiP est désormais sans ambiguïté :
Lorsqu’une société étrangère n’apporte aucune valeur économique propre et se limite à un rôle administratif — facturation et transferts de fonds — elle est considérée comme inexistante fiscalement.
Autrement dit, le fisc reconstitue la réalité et réattribue les revenus au consultant français, réputé les avoir perçus personnellement dans le cadre d’une activité indépendante. Ces sommes sont alors imposées en France, comme si la structure étrangère n’avait jamais existé.
Cela entraîne une cascade de conséquences pour le contribuable français.
Conséquences fiscales
- Requalification des revenus : pour les prestations intellectuelles, les sommes sont imposées en bénéfices non commerciaux (BNC).
- Redressement intégral : rappel d’impôt sur le revenu, suppression des crédits d’impôt indûment obtenus, intérêts de retard et majoration jusqu’à 80 % de l’impôt dû.
- Sanction des clients : les entreprises françaises ayant accepté des factures de complaisance risquent une amende égale à 50 % des montants facturés si leur participation au montage est démontrée.
👉 Cette volonté de l’administration fiscale d’assimiler les « clients » à des « complices du montage » permet de cibler directement la filiale française du montage puisqu’elle est elle-même cliente de la maison mère à l’étranger via un mécanisme de refacturation.
Conséquences sociales et pénales
- Côté URSSAF : le montage peut donner lieu à un redressement social avec rappel des cotisations éludées (CSG, CRDS, retraite, etc.) et pénalités de retard.
- Côté France Travail : les allocations chômage perçues peuvent également être remises en cause.
- Justice : le fisc peut un signaler le dossier au procureur de la République et ainsi déclencher des poursuites pour fraude fiscale ou complicité de fraude fiscale.
Pourquoi ça passait et pourquoi ça ne passe plus ?
Ces dernières années, ces schémas ont prospéré en raison d’un manque de coordination entre administrations, d’une difficulté à tracer les flux transfrontaliers et parfois – il faut le reconnaître – une certaine forme d’inertie de l’administration qui a pu être interprétée comme une forme de tolérance.
Ce temps est désormais révolu grâce notamment à :
- Des échanges d’informations automatisés : les dispositifs CRS/AEOI (pour les comptes et flux financiers) et DAC6 (déclaration obligatoire des montages transfrontaliers) permettent désormais aux administrations fiscales de croiserles données entre pays.
- Un ciblage renforcé : les systèmes de data-matching rapprochent les factures, flux intra-groupe, dividendes, adresses et connexions entre sociétés pour détecter les incohérences.
- Une action coordonnée des services fiscaux : la DGFiP autorise des campagnes ciblées menées conjointement par la DNE, les DIRCOFI et les DDFiP.
En clair : ce qui passait hier sous les radars est désormais plus facilement détectable.
👉 Avec sa note, le fisc met à jour sa doctrine d’action, c’est-à-dire qu’il fixe une ligne directrice commune à l’ensemble de ses contrôleurs pour engager des redressements. Cette note a également pour objectif de neutraliser l’argument de la bonne foi souvent invoqué par les contribuables, en établissant que ces pratiques sont désormais officiellement qualifiées d’abusives.
Distinguer le portage salarial international légal et un montage fiscal abusif
Il ne faut pas confondre un portage salarial international tout fait légal avec ce montage fiscal abusif tel que visé par la DGFiP dans sanote. Les promoteurs du second jouent souvent sur la confusion avec le premier.
Dans le premier cas :
- Le consultant exerce réellement sa mission à l’étranger pour un client local.
- Il est détaché temporairement par sa société de portage française (s’il reste affilié au régime français de sécurité sociale) ou bien salarié par une structure localevia un contrat de travail local.
- Les cotisations sociales et l’impôt sont payés dans le pays d’exercice de l’activité ou dans le pays d’origine selon les conventions bilatérales applicables.
- Il n’y a pas de remontée artificielle de flux ni d’écran juridique sans substance.
Dans le montage abusif visé par l’administration fiscale :
- Le consultant exécute sa mission pour un client français, depuis la France, mais sa rémunération transite artificiellement par une société étrangère.
- Cette entité étrangère n’apporte aucune véritable valeur économique : elle se limite à des fonctions administratives de routine.
- Le consultant “associé”, ne participe ni aux risques, ni à la gouvernance, ni aux bénéfices réels de la structure.
- En pratique, le montage n’a qu’un objectif unique : éluder l’impôt et les cotisations sociales en France.
Freelance : que faire si vous êtes concerné ?
Si vous avez recours ou avez eu recours à un montage de ce type, notamment via une LLP au Royaume-Uni, la DGFiP vous invite explicitement à régulariser votre situation.
Pour régulariser votre dossier, vous devez :
- Contacter votre direction centre local des impôts.
- Si besoin, vous faire assister d’un avocat fiscaliste.
- Présenter clairement votre situation : structure utilisée, flux financiers, revenus concernés, modalités de facturation.
- Proposer spontanément une régularisation sur les années non prescrites (en général 3 ans + l’année en cours).
Vous pourrez bénéficier d’une réduction de pénalités si votre démarche est « spontanée » et si vous êtes de bonne foi.
⚠️ Attention : une fois un contrôle fiscal engagé, cette possibilité disparaît. La régularisation n’est plus considérée comme spontanée, et l’administration risque alors d’appliquer la pénalité maximale.
Réponses aux argumentaires commerciaux des promoteurs de ce montage
« C’est légal si c’est bien structuré et validé par un fiscaliste »
- La légalité ne se décrète pas, elle se prouve. Peu importe la structure (statuts, paie, convention collective, fiscaliste) : si la valeur est créée en France et que la structure étrangère n’apporte qu’une fonction administrative, l’article 155 A du CGI s’applique.
- Le portage international légal, c’est une mission réellement exercée à l’étranger (détachement ou contrat local), pas une remontée artificielle de flux vers une structure dont c’est le principal objet.
- Le conseil d’un fiscaliste n’a aucune valeur opposable devant l’administration.
« Ma société a été auditée par l’administration fiscale »
- Un contrôle documentaire (demande de pièces) n’est pas un contrôle fiscal.
- L’octroi d’un crédit d’impôt est déclaratif et le montant qui l’a permis peut-être remis en cause ultérieurement si la substance économique fait défaut.
- Le seul document opposable à l’administration est un rescrit fiscal. Aucun des promoteurs d’un montage de ce type n’a été capable jusqu’à présent de fournir un tel rescrit.
- Depuis la publication de la note de la DGFiP, ces schémas sont explicitement ciblés : les prochaines vérifications seront substantielles et non pas formelles.
« C’est légal car je paie mes impôts au Royaume-Uni et je déclare un crédit d’impôt en France »
- Payer un impôt au Royaume-Uni n’emporte aucun droit sur la réalité de l’imposition en France.
- Le crédit d’impôt est la conséquence de la déclaration mais celui-ci peut être corrigé a posteriori.
- Payer un impôt à l’étranger sur un flux remonté – même avec une convention fiscale bilatérale – ne neutralise pas l’article 155 A du CGI si la société n’a aucune substance économique dans la chaîne de valeur concernée.
- Le fisc réattribue la rémunération en France s’il estime que celle-ci doit y être fiscalisée.
« Le montage est légal car la société possède une existence réelle, ce n’est pas une simple boîte aux lettres »
- Qu’une société étrangère existe formellement (bureaux, salariés, site web) ne suffit pas : il faut une valeur propre dans la chaîne de valeur concernée.
- Pour établir cette substance, il faut prouver une intervention effective de la structure (LLP ou autre) dans les missions : prise de décisions, gouvernance, cohérence des flux financiers et des prix de transfert.
« Les grands cabinets d’audit ou d’avocats utilisent ce type de montage légalement »
- C’est un faux parallèle. Les grands cabinets internationaux ont une gouvernance réelle, un partage des risques et des bénéfices globaux, et une activité économique propre.
- Ils assument directement la relation client, le risque professionnel et les moyens opérationnels associés.
- Simplement copier la forme juridique d’un partnership de ce type ne reproduit ni sa gouvernance ni sa responsabilité.
« Les sociétés de portage salarial jouent sur la peur pour récupérer des consultants »
- Les sociétés de portage salarial françaises alertent depuis des années sur les risques de ces schémas.
- Ce n’est pas une stratégie de la peur mais un constat confirmé par l’administration fiscale : ces pratiques sont désormais clairement qualifiées d’abusives.
- Les risques fiscaux, sociaux et pénaux sont réels, documentés et désormais activement poursuivis.
- Ce ne sont pas les lanceurs d’alerte qui doivent être pointés du doigt mais les promoteurs de ces montages qui doivent aujourd’hui des explications aux freelances.
Conclusion : ce qui change désormais (et que faire maintenant)
- C’est un changement majeur dans la doctrine de l’administration : le fisc nomme et qualifie ces montages comme des manœuvres frauduleuses pouvant donner lieu à des redressements et des poursuites pour fraude fiscale.
- Une fenêtre de régularisation est ouverte : mieux vaut agir avant d’être contrôlé. Le fisc est généralement clément pour les régularisations « spontanées ».
- Passez sur un montage légal en utilisant une vraie société de portage salarial soumise à la convention collective du secteur.
👉 Si, en tant que Freelance, vous utilisez un montage visé par l’administration fiscale, vous pouvez contacter le GAPSE. Nous vous conseillerons sur les démarches à suivre.


